- Coordinateur scientifique : Pascale De Rozario, Sociologue (Hdr), Conservatoire national des arts & métiers (Le Cnam)
- Coordination éditoriale : Danielle Cerland-Kamelgarn & François Granier
De huit, les « Objectifs du millénaire pour le développement » (OMD) signés en 2000 à New York par 193 gouvernements membres de l’ONU et 23 organisations internationales passent à 17 ODD (Objectif de développement « durable »), en 2015 pour 2030. La variété des domaines d’action est saisissante. L’éducation de qualité, l’énergie propre, la consommation et la production responsables, l’eau non polluée, la réduction des inégalités et l’amélioration de l’égalité de genre, le respect de la vie aquatique, l’association d’un travail décent à la croissance économique, le renforcement des dispositifs de paix et de justice, une industrie, des villes et des infrastructures plus responsables et propres, et la lutte contre les changements climatiques. S’y sont ajoutées les vertus du numérique. Tous les secteurs d’activité, les niveaux d’action collective et les acteurs (les parties prenantes) devraient s’impliquer dans cette meilleure gouvernance mondiale (De Rozario & al., 2018) pour faire qu’économie, société et environnement s’articulent plus équitablement, selon le célèbre tryptique du rapport Meadows (The Limits to Growth, 1972).
Mais face aux discours et aux engagements, comment faire ou défaire en pratique ? S’agit-il de recombiner, compléter et réorganiser des pratiques, des métiers et des organisations existantes ou alors d’en concevoir de nouveaux pour répondre aux urgences environnementales et sociales ?
Et d’ailleurs qu’entend-on par « développement durable » ? Un oxymore affirment certains, soit une contradiction impossible à résoudre : développer c’est évoluer ; durer c’est maintenir. Métaphore nécessaire avanceront d’autres pour penser la complexité en associant des idées souvent dissociées par l’usage, et pour forcer l’imagination. Dans tous les cas, une mauvaise traduction française de Sustainable » par « durable » au lieu de « soutenable ». Si les déclarations et les initiatives foisonnent, le sujet reste complexe car en prise à des controverses vives illustrées par l’historique des préoccupations environnementales (Audier, 2017). La prudence sociologique nous invite donc à utiliser des guillemets face à des conceptions parfois radicalement distinctes de ce qu’il faudrait faire.
Ce numéro spécial N° 44 de la revue Sociologie Pratiques propose d’identifier les stratégies pratiques mises en place, les acteurs, les facteurs limitants et habilitants rencontrés pour répondre aux défis environnementaux et sociaux à partir de trois appropriations actuelles différentes du développement durable : (Axe 1) « Rien ne se passe de particulier, verdissons », (Axe 2) « Nous allons à la catastrophe irréversible, agissons » ou (Axe 3) « Nous vivons des transitions disparates, observons et articulons-les pour imaginer autrement ». L’hypothèse principale de cet appel à contributions affirme qu’en matière de développement durable, ces trois appropriations influencent directement les stratégies et les pratiques mises en œuvre, les conceptions de métier et d’organisation.
(Axe 1) Verdissons, rien de particulier ne se passe
Dans cette optique, les activités humaines ont toujours interagi avec leur environnement et inversement avec des phases de crises et des ajustements qui ont suivi des deux côtés, en incluant les technologies. Nous disposerions donc aujourd’hui de tous les instruments d’action collective nécessaires pour gérer les urgences environnementales, sous réserve de les adapter et de les faire évoluer pour certains. La société devrait rester ouverte et mondiale, les technologies et les sciences avancer.
En comparant plus de 150 firmes multinationales organisées en chaines globales de valeur responsables (CGV), Kutch-Campos (2015) avait sélectionné 228 initiatives de développement durable intégrées dans les trois domaines d’action classiques que sont le management des relations avec les clients (SRM, Suppliers Relationship Management), l’organisation en tant que telle (ISCM, Internal Supply Chain management) et le management des relations avec les clients (CRM, Customer Relationship Management). L’achat responsable consistait à modifier les critères d’achat et faire évoluer les métiers d’acheteurs ; la gestion des déchets demandait de réintroduire des dispositifs de collecte et de retraitement, fournir des guides de démantèlement, modifier les emballages existants. La certification par les normes, l’adoption de labels, de codes de bonne conduite, et de programmes de formation à l’exemplarité (Stewartship) ou de formation des consommateurs participent également de ces améliorations et ajustements. Pour autant, cette conception en « chaînes globales de valeur » correspondant à une vision optimisée et mondialisée de l’organisation n’était pas remise en question en tant que telle, ni les métiers ou fonctions associées. Ce scenario de confiance en les régulations, les organisations en place et l’innovation (avec la résurgence de l’IA, l’Intelligence artificielle) rendrait relativement inutile la re-conception des politiques, des instruments de gestion, des métiers, des relations, des formations et des pratiques en usage. Il s’agit de « verdir », plutôt que de bouleverser ou de transformer.
Cet axe s’intéresse aux mesures d’ajustement, aux innovations de continuité, aux reconfigurations d’organisations, de métiers et d’instruments sans nécessairement les transformer ou les modifier fondamentalement. Ces initiatives posent toujours la question des conduites de changement et des stratégies pertinentes et collectives à mettre en œuvre.
(Axe 2) Agissons, c’est la catastrophe irréversible
Le courant « catastrophiste » a décrit « l’anthropocène », une nouvelle ère géologique où les activités humaines seraient devenues une nouvelle force géologique avec le pouvoir de destruction de la planète. Actualisé en 1993 et 2004, le rapport « Meadows » (1972) commandé par le Club de Rome au MIT (Massachussets Institute) alerte : si le scenario « Business as Usual » (rien ne se passe, verdissons) perdure, il conduira à des catastrophes non réparables ni compensables avec : réduction et destruction de la biodiversité, réchauffement climatique affectant tous les milieux, accumulation des alertes environnementales, et développement massif des inégalités et de la pauvreté, entre autres. Face au principe « d’espérance » dans le progrès s’oppose ici un principe de « responsabilité » (Hans Jonas, 1979), d’ailleurs adopté par la politique écologique européenne (Letablier, 2009).
Un sondage récent de la Fondation Jean-Jaurés (2020) titré « La France : patrie de la collapsologie » montre la popularité de cette appropriation en faveur d’interventions et de changements majeurs. Jean-Pierre Dupuy (2002) avait également défendu cette mise en perspective de l’effondrement (voir aussi Servigné et Cochet, 2015) dans un ouvrage marquant « Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible devient certain ». Y participent les alertes (« call ») scientifiques récurrentes comme en 1992, le First Warning to Humanity ratifiée par 1700, puis de 15.364 experts de 184 pays dans le Second Warning to Humanity, en 2017. Citons également les productions du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, créée en 1988) pointant notamment les impacts des activités humaines sur le réchauffement climatique.
Ce catastrophisme rend l’intervention inévitable et appelle des transformations majeures. Il s’accompagne en conséquence d’un travail actif de conduites de changement, de sensibilisation, de lobbying, d’alertes et de dénonciations. Avec souvent une volonté d’alternatives.
Viennent rapidement à l’esprit les pratiques et les métiers de lanceurs d’alerte, ou encore la création d’entreprises pro-environnementales dans leur finalité (les entreprises sociales et solidaires, à mission). Sans oublier les politiques publiques comme par exemple, la politique européenne de constitutionnalisation de l’eau (2010), « l’or liquide du XXIème siècle », avec quatre obligations d’accessibilité : physique (qualité, quantité, proximité de l’habitat), d’information (fiable), économique (coûts raisonnables) et sociales (pour les populations vulnérables et marginales). Le mouvement des Communs quant à lui (Oström, 1999) avance des principes de gestion territoriale des biens publics indépendants de considérations de marché ou d’intervention publique.
Cet axe s’intéresse aux stratégies, aux pratiques, aux acteurs et aux moyens mis en œuvre concrètement pour changer des modes de production et de vie sur terre, ainsi que les équilibres en place. Quels métiers, acteurs ou organisation émergentes se développeraient dans cette optique ? Quels facteurs habilitants et contraignants rencontrent les défenseurs de cette appropriation de l’urgence environnementale ?
(Axe 3) Articulons les transitions pour renouveler l’imagination
Enfin, les « transitionnistes » (Berhault, G. et Dartiguepeyrou, C., 2018) proposent d’observer et de rechercher les synergies entre les multiples transitions sociétales qui seraient à l’œuvre : la transition énergétique, la transition numérique, la transition artistique, les transitions de la gouvernance territoriale, la transition socialement juste, la transition juridique et la transition socioculturelle… afin de les articuler et les favoriser. Contrairement aux deux premières appropriations, il ne s’agit pas de maintenir un modèle, des organisations, des représentations et des pratiques en place quitte à les améliorer (« Verdissons », Axe 1), ni les transformer (« Agissons », Axe 2) : l’enjeu consiste à les comprendre ensemble et les articuler, leur donner du sens pour l’action. En matière de transition se pose alors la question des imaginaires à mobiliser et faire travailler collectivement.
Sont ici interpellés tous les métiers, les méthodes et les dispositifs de prospective, d’ateliers de créativité, des conférences de consensus, des formations à l’innovation, et toute pratique finalement capables, dans un premier temps, de faire comprendre ces transitions, et dans un deuxième temps, d’imaginer comment elles pourraient s’articuler. Car elles sont trop souvent pensées de manière disjointe. Les métiers « d’assembliers », les métiers aux frontières des organisations comme les managers de la diversité (Haas, De Rozario, 2020) proposent ces types de pratiques. Cette appropriation du développement durable ne postule pas d’orientation ou de modèle à suivre, elle postule des changements à décrypter pour penser autrement. Il s’agit également dans cet axe d’identifier les freins, les leviers d’action, les acteurs, les contextes pratiques des initiatives prises dans cette logique.
Sociologies pratiques n° 44 s’adresse aux chercheurs académiques et universitaires tout autant qu’aux professionnels, intervenants, consultants qui mobilisent la sociologie pour leurs travaux, mais aussi d’autres disciplines puisque la question du développement durable se situe à leurs croisements. Les articles attendus peuvent donc être de deux natures. D’une part, des analyses réflexives et sociologiques fondées sur des recherches empiriques récentes (analyses de témoignages, études de cas, débats critiques, etc.). D’autre part, des analyses de pratiques professionnelles (témoignages de pratiques et réflexion sur les conditions de l’action, les justifications de l’action et les conséquences sur l’action). Dans l’un comme dans l’autre cas, les articles doivent être analytiques et traiter de l’une ou de plusieurs des questions soulevées dans l’appel. Les articles peuvent également croiser les différents axes.
Adresser une intention de communication de 5.000 signes maximum (espaces compris) par voie électronique à l’adresse suivante : socioprat44@gmail.com
avant le 28 février 2021.
Cette proposition devra contenir une présentation du questionnement sociologique, du terrain, de la méthodologie de recueil des données et des résultats proposés, l’ensemble pouvant être en cours compte-tenu du thème de cet appel.
- La revue retournera son avis aux auteurs le 14 avril 2021 au plus tard. L’acceptation de l’intention d’article ou de communication ne présume pas de leur acceptation finale. Toute intention d’article, comme tout article, est soumis à l’avis du Comité de lecture de la revue, composé des trois coordinateurs, des membres du Comité de rédaction et d’un relecteur externe œuvrant en « double-aveugle ».
- Les articles (au format de 15.000 ou de 27.000 signes, espaces compris) seront à retourner à la revue pour le 17 mai 2021 au plus tard et donneront lieu à échanges avec le comité de lecture.
- La sortie du numéro est prévue à la mi-avril 2022.
- Plus d’informations sur la revue : sociologies-pratiques.com
Sociologies pratiques est une revue de sociologie fondée en 1999 par Renaud Sainsaulieu et l’Association des professionnels en sociologie de l’entreprise (APSE). Elle est aujourd’hui éditée par les Presses de Sciences Po. La revue est intégrée dans la liste des revues scientifiques reconnues par le Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES). Elle est répertoriée sur les bases Francis et Cairn. Sociologies pratiques paraît deux fois par an. Ses numéros thématiques (environ 200 pages) donnent la parole à des chercheurs et à des praticiens afin de témoigner de réalités sociales émergentes et de comprendre les mouvements de notre monde. Le projet éditorial de la revue rend compte d’une sociologie appliquée. En ce sens, il recherche un équilibre entre monde académique et monde professionnel, entre compréhension et action, tout en portant un regard clairement sociologique pour comprendre le changement social. La volonté de croiser témoignages d’acteurs de terrain – qui agissent au cœur des transformations – et réflexions de chercheurs – qui donnent les résultats de leurs enquêtes les plus récentes – fait de Sociologies pratiques un espace éditorial et intellectuel original qui s’adresse à tout lecteur intéressé par la sociologie en pratique.
Audier, Serge, 2017, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, La Découverte.
Berhault, G. et Dartiguepeyrou, C., 2018, « Un autre monde est possible. Lost in transitions? Ed.Aube.
Dubar, C., Tripier, P., 1998, Sociologie des professions, Paris : Armand Colin.
Fondation Jean-Jaurès (2020), Sondage, La France : Patrie de la collapsologie, https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2020/02/la-france-patrie-de-la-collapsologie.pdf
De Rozario, P., Pesqueux, Y., 2018, Chap. 13, Gouvernance & Parties prenantes, in Théorie des organisations, Pearson France, 265-288.
Dupuy, J.P, 2002, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible devient certain, Seuil.
Haas, A., De Rozario, P., 2020, « Making Change Happen: Exploring the Change Discourse of Managers in a CSR Context”, IJBC, International Journal of Business Communication, Sage, Vol. 58.
Jonas, H. (1979), Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Cerf. Kutch-Campos, 2015, Integrated Framework for Managing Sustainable Supply Chain Practice,
Letablier, Ch., 2009, Le développement durable comme inéluctable vers un capitalisme responsable ? Une analyse de l’interaction entreprise-société dans la détermination d’une responsabilité sociétales des entreprises contributive au développement durable, Doctorat en sciences économiques.
Meadows, D., Jorgen, R., Meadows, D., Behrens III, W.W., 1972, The Limits to Growth, Universe Books.
Ostrom E. 1990. Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action.Cambridge University Press, New York.
Servigné, P.,, S., et Cochet, Y., 2015, Comment tout peut s’effondrer. Petite manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Seuil.
The post Transitions et développement durable : quelles stratégies en pratique ? first appeared on ProcuRSS.eu.